Nous ne le savons que trop bien : le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions et les meilleurs sentiments peuvent conduire aux pires résultats. L’Assemblée nationale en fournit une nouvelle illustration en adoptant, à l’unanimité, en Commission des affaires économiques, le 6 avril 2016, une proposition de loi visant à « assouplir la définition législative de la situation de dépendance économique ».

Comme d’habitude, le législateur a voulu bien faire. L’Assemblée nationale s’est émue du déséquilibre économique croissant entre les enseignes de la grande distribution et leurs fournisseurs qui se traduit par une compression des marges des fournisseurs en vue de financer la guerre des prix entre enseignes. Le rapprochement des centrales d’achat et de référencement a tendu les négociations 2015 et encore dégradé celles de 2016.

En réaction, l’Assemblée a voulu renforcer l’efficacité de l’abus de dépendance économique, comme le recommandait l’Autorité de la concurrence dans son avis du 31 mars 2015 relatif au rapprochement des centrales d’achat et de référencement dans le secteur de la grande distribution. La proposition de loi déposée devant elle reprend d’ailleurs quasi-textuellement les préconisations de l’avis de l’AdlC.

Notre pays serait doté demain d’une nouvelle réglementation, une de plus, qui interdirait dans l’ensemble de l’économie française tout abus de dépendance économique susceptible d’affecter «  à court ou moyen terme » le fonctionnement ou la structure de la concurrence. Actuellement, l’abus de dépendance économique qui expose tout de même son auteur à une amende de l’Autorité de la concurrence pouvant atteindre 10 % du chiffre d’affaires du groupe auquel l’entreprise fautive appartient, implique une affectation du fonctionnement ou de la structure de la concurrence. A l’avenir, cette affectation n’aurait plus besoin de se produire au moment de l’abus mais « à court ou moyen terme ».

Jusqu’à présent, la jurisprudence caractérisait, avec une exigence certaine l’abus de dépendance économique. Elle écarte très souvent la situation de dépendance d’un fournisseur s’il n’a pas démontré l’absence de solutions alternatives ou s’il a délibérément concentré ses ventes auprès d’un distributeur. Pour casser cette jurisprudence, la loi – deuxième assouplissement – caractériserait une situation de dépendance économique dès lors que « d’une part, la rupture des relations commerciales entre le fournisseur et le distributeur risquerait de compromettre le maintien de son activité, d’autre part, le fournisseur ne dispose pas d’une solution de remplacement aux dites relations commerciales, susceptible d’être mise en Å“uvre dans un délai raisonnable ».

Si ce texte était adopté, de très nombreux fournisseurs, notamment les PME qui ont noué des relations avec de grands distributeurs, se trouveraient ipso facto en situation de dépendance économique, au-delà d’ailleurs des seules relations avec la grande distribution.

L’adoption de la proposition de loi en commission a suscité une vive réaction, non seulement de la part des distributeurs, mais surtout des fournisseurs, qui craignent d’en faire les frais. Les distributeurs risquent en effet de mettre fin à leurs relations avec des fournisseurs susceptibles d’être dépendants afin d’éviter le risque d’amende très élevée et de dommages-intérêts au cas où un abus de cette situation de dépendance leur serait reproché (V. not. Cécile Prud’homme, Alliance contre nature entre PME et hypermarchés, Industriels et grande distribution s’opposent à un texte visant à redéfinir l’abus de dépendance économique, Le Monde, 16 avril 2016, p. 6).

Visiblement, les solutions préconisées par l’AdlC et la Commission des affaires économiques n’ont pas été suffisamment discutées au préalable avec les principaux intéressés, comme malheureusement trop souvent dans notre pays.

Ce projet mal conçu devrait être abandonné au plus vite dans l’intérêt de l’économie française et des fournisseurs qu’il entend protéger malgré eux car il produit inefficience, insécurité juridique et effets pervers.

1. Un texte inefficient

Il est contreproductif d’adopter une législation d’application générale, valable pour l’ensemble de l’économie et très contraignante, pour régler une question spécifique, circonscrite aux relations entre les enseignes de la grande distribution et leurs fournisseurs. Ce texte suscitera des difficultés dans d’autres secteurs sans résoudre le problème auquel il s’attaquait. La même erreur, répétée depuis 20 ans, est réitérée une fois de plus. Il faut traiter les relations difficiles entre la grande distribution et les fournisseurs de préférence par des actions jurisprudentielles ciblées et non par des textes législatifs, et surtout pas des textes législatifs d’application générale.

2. Un texte mal pensé, générateur d’insécurité juridique

L’Assemblée nationale a souhaité assouplir le texte en visant une affectation de la concurrence à court ou moyen terme, contrairement à la logique générale du droit des pratiques anticoncurrentielles. Pour que la condamnation d’une entreprise à une amende administrative, qui peut atteindre des montants considérables, soit légitime, l’infraction au droit de la concurrence doit être certaine. C’est pourquoi le droit des pratiques anticoncurrentielles condamne des pratiques présentes ou passées en les appréciant compte tenu de leur objet ou de leur effet actuel ou, exceptionnellement, de leur objet ou effet potentiel s’il peut être constaté immédiatement.

Seul le droit du contrôle des concentrations, non sanctionné par des amendes sauf en cas de non-respect de l’obligation de notification ou d’information complète, adopte un raisonnement résolument prospectif à court ou moyen terme.

En faisant dépendre d’une analyse aléatoire la condamnation à une amende très élevée, la disposition litigieuse crée une insécurité juridique inacceptable dans un Etat de droit.

3. Un texte aux multiples effets pervers

Les industriels et les PME s’inquiètent à juste titre de voir des distributeurs écarter, avant l’adoption du texte, certains fournisseurs, pour éviter de se trouver en situation d’abus de l’état de dépendance de leurs partenaires.

Mais ce risque avéré ne disparaîtra pas comme par magie à la date de promulgation de la loi. Bien au contraire, de façon permanente et dans tous les secteurs de la vie économique, l’opérateur en position de force cessera, avec un préavis suffisant s’il est prudent, les relations avec des partenaires susceptibles d’être ou de devenir dépendants.

Loin de protéger les partenaires dépendants, ce texte insuffisamment réfléchi et concerté fragilisera la situation de ceux-là mêmes qu’il voulait protéger et leur fermera des débouchés. Mais il en est encore temps : les pouvoirs publics peuvent revenir en arrière et répondre aux inquiétudes des principaux intéressés.

Louis Vogel,
Professeur de droit à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)

Joseph Vogel,
Avocat au barreau de Paris Vogel &Vogel.