Rapport d’information de l’Assemblée nationale sur l’application de la loi Descrozaille : Un premier bilan mitigé

Le 30 mars 2023, est entrée en vigueur la loi n° 2023-221 tendant à renforcer l’équilibre dans les relations commerciales entre fournisseurs et distributeurs, dite « Loi Descrozaille » ou « EGalim 3 ». Ce texte, adopté dans un contexte marqué par la sortie de la crise sanitaire, l’inflation et la guerre en Ukraine, s’inscrit dans la lignée des lois EGalim 1 de 2018[1] et EGalim 2 de 2021[2], qui visaient déjà à assurer l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole.

La Commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale vient de déposer un Rapport d’information sur l’application de la loi Descrozaille[3], au lendemain de la fin des négociations annuelles pour 2024, qui se sont déroulées dans un contexte particulier de manifestations de la colère paysanne. Il ne s’agit pas d’une évaluation de la loi, qui serait prématurée, mais d’une information sur les textes règlementaires pris en application de la loi, et le détail des mesures d’application qui sont susceptibles de détourner la lettre ou l’esprit de la loi.

Ce Rapport d’information se concentre sur plusieurs aspects de la loi, en particulier :

– le contournement de la loi française par le recours aux centrales d’achats internationales (i) ;

– les retards du Gouvernement dans ses obligations d’évaluation des mesures mises en place par la loi (ii) ;

– les dispositions concernant les négociations commerciales (iii) ;

– l’application des mesures relatives aux pénalités logistiques (iv) ;

– et les arrêtés pris en application de la loi en matière d’exclusion de clause de renégociation du prix du contrat (v).

  • S’agissant des mesures ayant vocation à lutter contre les tentatives de forum shopping, la loi avait tenté d’imposer la primauté du droit français et des juridictions françaises pour tous les produits vendus en France, y compris ceux négociés par les centrales d’achats des enseignes implantées à l’étranger. Il était aussi précisé que ces dispositions revêtaient un caractère d’ordre public, à défaut de pouvoir prétendre à celui de loi de police, ce que certains déploraient. Le Rapport constate qu’en dépit de ces mesures, le recours aux centrales d’achats étrangères est « de plus en plus massif», 40 à 50 % des volumes vendus par la grande distribution en France étant négociés par des centrales délocalisées. En application de la loi, la DGCCRF effectue néanmoins des contrôles de ces centrales d’achat, mais le Rapport déplore le manque de moyens de l’Administration pour effectuer ces contrôles[4]. Par conséquent, des sanctions ne sont pas systématiquement prononcées et partant, le caractère dissuasif de ces actions demeure très limité.

Il est vrai que le développement des centrales de la grande distribution en vue de maximiser les prélèvements sur les fournisseurs et leur implantation en-dehors de France en vue de tenter d’échapper au droit français et aux juridictions françaises constituent un vrai problème. La loi Descrozaille, en imposant la primauté du droit français et de la compétence des juridictions française pour tous les produits vendus en France constitue un premier pas en vue de limiter le contournement des règles de procédure et de fond par la grande distribution française. Elle ne sera invocable directement par les entreprises victimes que dans un nombre limité de cas dans la mesure où les centrales sont généralement domiciliées dans des pays de l’Union européenne et feront valoir les règles européennes validant leurs impositions de compétence dans ces Etats et la stipulation de l’application de droits étrangers. Seule une évolution de la jurisprudence remettant en cause au titre du déséquilibre significatif ou de l’obtention d’un avantage sans contrepartie les clauses imposées par les centrales permettraient d’y remédier. Ou encore, l’instauration de règles équivalentes de celles du droit français au niveau de l’Union européenne. Dans un certain nombre de cas, notamment s’agissant des domiciliations dans des Etats non couverts par le droit européen ou un traité international ratifié par la France, une action directe sera possible. Nous avons déjà pu faire valoir la compétence des tribunaux français et l’application du droit français des pratiques restrictives dans un contentieux contre une entreprise américaine qui à défaut se serait retranchée derrière la compétence des tribunaux américains et l’application du droit de l’un des Etats des USA.

Il reste que la loi Descrozaille facilitera l’action du ministre de l’Économie contre les centrales et les GAFAM. Elle permettra de couper court aux multiples défenses procédurales et questions préjudicielles de tous ordres opposées au Ministre dans le cadre de son action. Le public enforcement du droit des pratiques restrictives demeure en l’état plus efficace que le private enforcement comme en témoignent les récentes décisions de la cour d’appel de Paris dans l’affaire Eurelec (Paris, pôle 5, ch. 4, 21 févr. 2024, n° 21/09001, Contrats conc. Consom., avril 2024, n° 59, p. 26, obs. N. Mathey) ou des tribunaux administratifs (TA Paris, 1ère ch., sect. 2, 7 nov. 2023, n° 2205984, obs. J.-L. Fourgoux).

(ii)       S’agissant des obligations d’évaluation des mesures mises en place par la loi EGalim 3, la Commission des affaires économiques dénonce les retards du Gouvernement.

En effet, au sujet du relèvement du seuil de revente à perte, la loi avait exclu les fruits et légumes frais ainsi que les bananes de la majoration de 10% du prix d’achat effectif pour le calcul du seuil de revente à perte, prévue à l’article 125 de la loi n° 2020-1525 du 7 décembre 2020 d’accélération et de simplification de l’action publique. La Commission des affaires économiques déplore l’absence d’un rapport d’évaluation sur cette mesure, qui était pourtant attendu à l’automne 2023 et qui aurait permis d’évaluer les effets du « SRP+10 ». Le rapport d’information indique effectivement que l’absence d’évaluation est très problématique car il n’existe pas d’analyse sur les conséquences de ce dispositif sur le prix payé aux agriculteurs pour la matière première agricole.

De la même manière, la Commission des affaires économiques dénonce le retard du Gouvernement dans la publication du rapport sur l’encadrement des marges des distributeurs pour les produits sous signe d’identification de la qualité et de l’origine, qui aurait dû être rendu au mois de juillet 2023 mais n’a été déposé qu’en mars 2024. Le rapport d’information qualifie ce retard de « regrettable » dans un contexte de crise de la filière biologique et d’inflation.

(iii)      S’agissant des dispositions de la loi Descrozaille concernant les négociations commerciales, la Commission des affaires économiques estime qu’elles n’ont pas posé de difficultés particulières, mais qu’en revanche la loi contre l’inflation, dite loi « Le Maire »[5], qui a avancé la date des négociations, aurait accru les tensions existantes. Pour rappel, la loi Descrozaille a mis en place un dispositif en cas d’absence d’accord avant le délai butoir, permettant au fournisseur de choisir entre l’interruption immédiate des relations commerciales, sans risque qu’une action pour rupture brutale soit intentée à son encontre ou de solliciter l’application d’un préavis tenant compte de la durée de la relation commerciale. En outre la loi a également durci le montant des amendes en cas de dépassement de ce délai, passant de 375 000 à 1 million d’euros pour les personnes morales, et de 75 000 à 200 000 euros pour les personnes physiques. Le Rapport d’information s’interroge cependant sur la pertinence de l’option 3 de l’article L. 441-1-1 du Code de commerce, reposant sur l’intervention d’un tiers indépendant pour certifier la part de l’évolution du tarif résultant de l’évolution du coût de la matière agricole.

Si ces dispositions n’ont pas engendré de problème, selon le Rapport, tel n’est pas le cas de la mesure mise en place par la loi Le Maire, qui a avancé la date des négociations commerciales. Le Rapport indique que cet avancement du calendrier a réduit la durée des négociations « parfois de manière déraisonnable » et que la différenciation de la date butoir en fonction du chiffre d’affaires des industriels a été critiquée.

(iv)       S’agissant des dispositions relatives aux pénalités logistiques, le Rapport constate qu’elles n’apportent pas « pleinement satisfaction ». La loi a en effet plafonné le montant des pénalités logistiques infligées entre fournisseurs et distributeurs à 2 % de la valeur des produits commandés relevant de la catégorie de produit au sein de laquelle l’inexécution contractuelle a été constatée. Cependant, le Rapport constate que les Lignes Directrices publiées par la DGCCRF[6] ne sont pas en phase avec l’intention du législateur en ce qui concerne la définition de la « catégorie de produits » qui fait l’objet du plafond. Pour la DGCCRF, la catégorie de produit doit être examinée au « cas par cas », alors que, selon le Rapport, si le texte n’est pas dénué d’ambiguïté, les travaux parlementaires permettent de constater que cette formulation vise en réalité la « ligne de produits concernée par le manquement » au sein de la commande. Ainsi, pour les rédacteurs du Rapport, la définition retenue par la DGCCRF est trop large.

(v)        S’agissant de la possibilité pour le ministre de l’Agriculture de prévoir l’exclusion d’une clause de renégociation du prix du contrat pour certains produits agricoles et alimentaires, le Rapport d’information note que deux arrêtés[7] ont effectivement été pris dans ce sens. Désormais, les contrats portant sur une grande partie des produits des filières des céréales et vitiviniculture, sont exclus du champ de cette obligation. Le second arrêté a complété cette liste en y ajoutant les produits issus de l’amidonnerie et les coproduits de l’industrie sucrière utilisés pour l’alimentation animale.

Ainsi, ce Rapport d’information nous livre des premiers éléments d’analyse de l’application de la loi EGalim 3, qui permettent déjà d’en constater les limites et d’envisager des mesures d’amélioration.

[1]        LOI n° 2018-938 du 30 octobre 2018 pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous.

[2]        LOI n° 2021-1357 du 18 octobre 2021 visant à protéger la rémunération des agriculteurs.

[3]        Rapport d’information n°2340 de l’Assemblée nationale du 20 mars 2024.

[4]         D’autant que la justice belge ne se montre guère coopérative.

[5]        LOI n° 2023-1041 du 17 novembre 2023 portant mesures d’urgence pour lutter contre l’inflation concernant les produits de grande consommation

[6]        Lignes directrices de la DGCCRF en matière de pénalités logistiques, septembre 2023.

[7]        L’arrêté du 31 juillet 2023 fixant la liste des produits agricoles et alimentaires pour lesquels le I de l’article L. 441-8 du code de commerce n’est pas applicable et l’arrêté du 15 février 2024 le modifiant.

 

 

 

 

 

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